Il y a dix ans, Guillaume Bourgault-Côté fit paraître un article dans le journal Le Devoir. Son propos ? Le burn out. Son titre évocateur ? « Le nouveau mal du siècle ».

 

Depuis cette même date, journalistes, universitaires, psychologues et penseurs de tous ordres semblent s’entendre sur ce point : notre époque connaît une recrudescence de cas de burn out. Le mot est devenu rengaine. L’expression est maintenant familière. L’idée pessimiste qu’elle véhicule s’est épanouie de part et d’autre de l’Atlantique jusqu’à s’insinuer chez la plupart d’entre nous, occidentaux. Nul n’est censé ignorer le burn out.

 

Pourtant, il existe quelques rares études chiffrées qui permettent de jeter un œil plus averti sur les choses. C’est le cas du rapport de la CNESST (Commission des Normes, de l'Équité, de la Santé et de la Sécurité du Travail) intitulé « Statistiques sur les lésions attribuables au stress en milieu du travail 2011-2014 ». Aussi surprenant que cela puisse paraître, ce dernier affirme que le burn out ne représente qu’une part infime (entre 0% et 1%) des « lésions acceptées attribuables au stress en milieu de travail » au Québec sur la période.

 

Sans vouloir diminuer d’emblée les douleurs qu’il porte et charrie, et sans essayer de minimiser la portée d’un tel mal dans notre société ; nous sommes contraints d’admettre, sur la foi de la statistique, que le burn out reste un problème relativement minime, pour ne pas dire insignifiant, à l’échelle du vaste monde qu’est celui du travail.

 

Comment expliquer, alors, qu’un tel discours médiatique se soit ainsi déployé au point d’ériger cet épiphénomène au rang de drame majeur du siècle en cours ? Et pourquoi donc autant de plumes se sont-elles élevées au-dessus de lui jusqu’à se courber, pour mieux se soumettre aux vents – alarmistes –  dominants la pensée commune ?

 

Il nous a semblé que c’était là, dans cette faille, dans cet écart béant entre les faits et leur perception, que se situait l’intérêt d’un nouvel article. Il ne s’agit donc pas ici de venir grossir les rangs des pessimistes et d’admirer encore une fois les dommages causés par le phénomène burn out. Mais davantage de nous placer dans un sillage un peu plus optimiste et suivre les pas du philosophe Pascal Chabot, auteur du livre Global burn out, paru en 2013, pour qui le burn out possède un véritable « potentiel de métamorphose », la promesse d’un meilleur. Nous ne partons donc pas en guerre contre l’expression mise en exergue plus haut. Elle sera plutôt une porte d’entrée, la fenêtre d’où provient la lumière, pour tenter d’entrer au cœur du sujet et éclairer les pourquoi qui entourent le syndrome d’épuisement professionnel.

 

Admettons-le toutefois, si dire du burn out qu’il est « le nouveau mal du siècle » est une indéniable distorsion de la réalité statistique, nous croyons encore que la formule porte en elle une incroyable vérité.

 

De quoi le burn out est-il le nom ?

 
L’espérance est restée en route, et le bonheur a manqué de parole
— Alfred de Musset, La confession d’un enfant du siècle.
 

C’est très souvent, la seule et unique dimension physique du burn out qui est décrite et étudiée. Tel qu’en témoigne la définition donnée par l’Organisation Mondiale de la Santé, le burn out est :  « un sentiment de fatigue intense, de perte de contrôle et d'incapacité à aboutir à des résultats concrets au travail ». Seulement, pour quiconque souhaitant élargir un peu le champ des explications et ne pas s’en tenir à la simple description des symptômes, le burn out apparaît comme la partie émergée de l’iceberg : une illusion des sens. Car voilà, si c’est par une lassitude physique qu’il se signale au monde, il n’est autre que la conclusion d’un problème sous-jacent. Le résultat d’un choc terrible entre, d’une part, des attentes et des aspirations individuelles grandissantes – nourries des promesses faites par la société – et, de l’autre, une réalité trop souvent décevante. En somme, comme son nom ne l’indique pas, le syndrome d’épuisement professionnel est la conséquence d’une difficulté dépassant le strict cadre du rapport individu/travail. Il est l’expression d’une maladie plus vaste dans notre société : la maladie du sens.

 

C’est donc ici que la formule « mal du siècle » semble trouver un peu de sa pertinence. Elle qui, finalement, n'apparaît pas tant exagérée ou hors de propos, que confondre causes et effets, le mal véritable et ses manifestations.

 

Au siècle passé, vivant dans un univers matériel riche, l’Homme Occidental a redécouvert et magnifié son individualité. Pour cet être la plupart du temps repu, l’expérience humaine (autrement appelée « existence ») se devait d’être un moment positif, l’occasion de se réaliser.

 

Nous sommes, nous-mêmes, les récipiendaires de ce mode de pensée autant que les prisonniers. Le bonheur est, croit-on, accessible. Il est devenu l’objectif d’une vie et il en va, se convainc-t-on, de notre responsabilité propre. Or, à l’évidence, il demeure toujours un horizon lointain plus que difficile à rejoindre et les chemins y menant sont nombreux. Parmi eux, le travail semblait être devenu l’une des voies privilégiées et l’une des plus sûres – l’Occident vivait alors le plein emploi dans une ère sereine dite du « salariat ». Mais les temps ont changé et, sur la route du bonheur empruntée par certains, de tremplin qu’il semblait être, le travail est devenu un obstacle ; une épreuve quasi insurmontable et la fin des illusions.

 

Les espoirs étaient grands, la désillusion est amère. (…) Telle est la rançon très lourde d’une civilisation du loisir que l’on connaît surtout à travers la publicité.
— Chabot Pascal, Global burn out, p. 15.

 

Les formes du travail ont changé. « Les Temps modernes » tournés en ridicule par Chaplin sont révolus. Presque partout libéré des cadences infernales imposés jadis par l’industrie, le corps semble s’être offert un peu répit. Les rouages de la machine ne brutalisent plus l’homme. L’usine a fait place aux bureaux et open spaces, la postmodernité a adouci les conditions de travail du plus grand nombre et le champ de la souffrance a été déplacé. La fin du 20e siècle fut rude pour ceux qui croyaient dur comme fer au modèle dominant comme au travail libérateur. Le début du 21e devait confirmer les présages.

 

Le travail afflige dorénavant moins le corps que l’esprit. Perdue dans les méandres d’un système si complexe qu’il ne peut plus en comprendre la logique, c’est la mécanique de l’âme humaine qui est affectée et les rouages de l’esprit qui s’emballent avant de défaillir.

 

Ainsi surgit le burn out.

 

Il est le mal de cet individu qui court après le bonheur mais ne trouve plus dans le travail un moyen d’y accéder. Il est ce qui afflige l’Homme dès lors qu’il tente de faire face à un monde qu’il considère comme injuste, inhumain et délirant. Il est un épuisement, celui de l’âme, qui tente alors de questionner le système et les valeurs qui le constituent, pour mieux en percevoir le sens, s’il en existe encore un accessible. Il est enfin une prise de recul, un éloignement inconscient, cela va de soi, en direction des marges. Il est une mise à l’écart ordonnée par le corps. Une permission offerte à l’esprit pour s’extirper de la cage, pourtant dorée, de laquelle il est maintenu captif.

L’épuisement est par endroits profond. C’est lui, finalement, qui nourrit la volonté de changement et pousse les individus à s’excentrer loin des mots d’ordre du système.          
— Chabot Pascal, L’âge des transitions, p. 42.

 

C’est donc peut-être, contrairement aux idées reçues, parce que l’Homme perd de vue la logique du modèle et qu’il le questionne sans cesse, que le feu du pourquoi embrase son esprit pour se propager ensuite au corps tout entier.

 

Le burn out, ou embrasement, serait-il pour autant la volonté d’un esprit marginal pyromane voulant réduire par les flammes la valeur travail ? Rien n’est moins vrai.

 

Burn out : au cœur du paradoxe.

 

Une telle revendication – irrationnelle, entendons-nous – pourrait séduire sur le terrain de la rhétorique, seulement le problème prend racine dans le réel et ici, elle souffre évidemment de discrédit. En finir avec le travail ? Voilà qui ne viendrait pas à l’esprit de ceux qui vivent le burn out. Cela peut être une utopie pour certains mais pas pour eux. Au contraire, loin de remettre en question le bien fondé du travail dans notre société, ils sont ceux qui y investissent le plus d’énergie, ceux qui y croient avec le plus de ferveur. Tel que le formule Pascal Chabot, les victimes du burn out sont avant tout :

(…) les prototypes des plus fidèles adhérents aux valeurs du 21e siècle. Éduqués, diplômés, travailleurs enthousiastes, ils sont les soutiens zélés des modes de vies contemporains. C’est par leur ardeur au travail (…) que le système tient en place. Et ce sont pourtant eux qui craquent
— Global burn out, p. 13

 

Le burn out n’affecte donc pas l’oisif mais le plus fidèle travailleur, il ne s’impose pas à l’incrédule mais au plus croyant. Et si sa foi est altérée, s’il remet en cause le credo et les valeurs dominantes de productivité, maximisation et profit, ça n’est pas avec l’ambition intime de voir le système s’effondrer mais plutôt en vue de le voir s’améliorer, de s’y faire, peut-être une place plus confortable.

 

En réalité, le burn out n’apporte rien de neuf sous le soleil. Il est tout juste une variante actualisée du rapport ambivalent que l’Homme entretient avec le travail depuis toujours. Pris entre nécessité et liberté : l’Homme sait que ça n’est que par le travail qu’il peut subvenir à ses besoins primaires mais il sait également qu’il porte en lui la possibilité de se réaliser.

 

S’il est un malheur, une défaillance, s’il suscite de multiples interrogations, il témoigne d’abord de la place centrale du travail au sein de nos vies, de l’importance fondamentale qu’il revêt pour que les Hommes fassent société. Si ses victimes sont parmi les plus critiques à l’égard du travail c’est pour mieux le voir amorcer sa mue et triompher. Car c’est bien le travail qu’il s’agit de défendre :

Le travail est une valeur qui est source d’émancipation. (…) La « coopération » qu’il institue (…) est une école où s’apprennent les manières du vivre ensemble. C’est pourquoi les atteintes graves qui le dégradent aujourd’hui doivent être vues comme des outrages à l’un des besoins humains fondamentaux.
— Global burn out, p. 17.

 

Souffrance collective s’insinuant dans l’individuel, symbole d’un paradoxe plus grand que lui ; il est un lien qui unit le singulier au pluriel. Le travail est une valeur omniprésente dans notre société et la questionner en atteste indéniablement. Le burn out trône donc, sans le vouloir, au centre des préoccupations. Il intéresse et intrigue car ceux qui le vivent sont, en quelque sorte, des vigilances, des informateurs qui avertissent le corps social qu’une transition est en marche. Toutes ces raisons justifient et expliquent pourquoi la sphère médiatique s’est emparée du problème avec autant de force. Peut-être a-t-elle compris qu’ici se jouait l’avenir…

 

Et si les personnes touchées par le burn out n’étaient pas les cellules malades d’un corps social sain mais plutôt celles qui le régénèrent et le maintiennent en bonne santé ? Et si le feu qui brûlait au fond de chacune des victimes du syndrome d’épuisement professionnel, était nécessaire à la mutation du travail ? Et si tel un sphinx, le travail ne brûlait que pour mieux renaître ?

 

Le travail est une construction anthropologique, il s’est modifié sans cesse. Il change et va continuer de le faire. Le burn out n’est-il pas là qu’en qualité de témoin ? Il est au moins, tel que Pascal Chabot l’affirme, une invitation à la « métamorphose ».  

 

Perte de sens ; épuisement ; mise à l’écart ; arrêt et finalement catharsis : le burn out est une exhortation à la réflexion. S’arrêter de travailler mais pourquoi ? Réinventer le travail mais comment ? Comment lui redonner sa juste place ? Comment, enfin, réconcilier l’Homme avec le travail dans sa forme moderne, et, par la même, comment le réconcilier avec son monde ? Voilà la métamorphose à laquelle il invite. Replacer l’Humain au cœur, voilà peut-être la première des réponses. Prendre en considération ses limites, ses aspirations profondes, sa finitude et le mettre en phase avec le nouveau rapport au travail décrit par Dominique Méda et Patricia Vendramin :

 

le travail reste important, mais qu’il n’est plus la seule dimension importante de la construction identitaire et de l’équilibre existentiel : la famille, les amis, les loisirs, la vie sociale, l’engagement militant, etc. font également partie de la construction de l’identité. 
— Réinventer le travail, p. 178.

 

Dans un siècle placé sous le règne du comment, le burn out est un pourquoi. Dans un monde où le travail est une valeur indépassable, il est une remise en question. Dans une société effrénée courant après le temps, il est la halte salutaire.

 

Le burn out n’est pas obligatoirement le mal, il peut aussi être un bienfait, une tentative : celle de redonner un sens. Le burn out n’est peut-être pas, finalement, l’échec de l’individu face à la multitude mais un lieu, celui de « nouveaux possibles » ; la perspective d’un futur commun qui ne serait plus, paradoxalement, placé sous le signe de l’embrasement.

 

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